Gauchet: laïcité en de islam

Toespraak door /Intervention de Marcel Gauchet, colloque “Intégration, laïcité, continuer la France” 23 mai 2016. (Fondation Res Publica).

KORT: laïcité op z’n meest elementair: de religie bevindt zich niet (meer) aan de kant van de staat, maar van de samenleving. De religieuze organisatie (in West-Europa dus de christelijke kerk) is niet meer en niet minder dan een grote ngo (niet-gouvernementele organisatie). Als zodanig speelt zij natuurlijk een grote maatschappelijke rol… En mag dat ook (fout van veel simplistische weergaven van de ‘scheiding van kerk en staat). Dit is het resultaat van een proces van eeuwen, dat in Frankrijk met de christelijke kerk is ‘geoefend’. Ookal neemt ze kritische standpunten in, ze doet het – mopperend – binnen het democratisch debatkader (de liberté wordt gebruikt, maar als vorm ook gerespecteerd). De nieuwkomer ‘islam’ heeft dit niet meegemaakt en de meeste moslims hebben een migratieachtergrond, die de staatsinrichting (met haar scheiding van de domeinen) van het Westen niet kent en ook niet omarmt. In hun culturele bagage zit het thuisland, en de thuiscultuur, met opvattingen die niet als mening, maar als goddelijk (absoluut geldig) worden bezien. Samen met de identitaire beleving hiervan (die vrijheid eist/krijgt binnen de westerse organisatie) stelt zich hier een probleem dat moet worden aangepakt, niet bricolerend vanuit de oude laïcité (die was op maat van het christendom), maar vanuit een doordachts analyse van de islam en de politiek. Voilà, hieronder de volledige tekst:

Gauchet: islam et laïcité

Ce problème de la laïcité, qui est la clef du problème de l’intégration, nous impose aujourd’hui l’exercice le plus difficile qui soit : réviser nos batteries, revenir sur des choses que nous croyions solidement, définitivement établies, rouvrir un dossier que nous croyions clos et bon à envoyer aux archives.

Eh bien non ! L’histoire ne s’arrête jamais et ne cesse de nous obliger à revenir sur nos pas pour réexaminer ce que nous pensions le mieux établi. Nous le savions dans l’abstrait mais l’expérience est toujours surprenante

De cette expérience, je peux parler de manière très personnelle et directe : il se trouve que j’ai publié sur le sujet, en 1998, un livre intitulé « La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité » (1). Dix-huit ans après, force m’est de constater qu’il est dépassé d’une manière suffisamment significative pour que j’en fasse état sans narcissisme abusif d’auteur. Ce livre a été écrit dans le contexte de la réactivation du problème de la laïcité ouvert en 1989 par l’affaire du voile, à Creil d’abord. Il s’inscrit dans la querelle entre tenants d’une laïcité dite « fermée » et partisans d’une laïcité dite « ouverte » qui en a résulté. Mais son objectif, plutôt que d’apporter de l’eau au moulin de l’un ou l’autre de ces camps était d’abord analytique :

  • De quoi parlons-nous quand nous parlons de laïcité ?
  • Comment s’est-elle établie en France ?
  • Quelle est la signification exacte de la loi de 1905 ?
  • Et surtout, que s’est-il passé depuis 1905 ?

La reconstitution du parcours de la laïcité durant le XXème siècle me conduisait à conclure dans le sens d’une prudente ouverture sur la base du constat que la religion était entrée dans la démocratie. Rétrospectivement ce constat pèche par christianocentrisme. Il me semble garder toute sa validité en ce qui concerne les confessions chrétiennes – encore qu’on pourrait discuter sur le cas du christianisme oriental, orthodoxe – mais ce constat avait clairement sous-estimé le problème de l’islam. J’étais convaincu à l’époque que celui-ci serait, au moins sur notre sol, entraîné dans le mouvement et, ne serait-ce qu’en raison de sa situation minoritaire, qu’il s’intégrerait avec plus ou moins de difficultés dans l’évolution générale. Je pensais que l’écart entre la situation locale ici, en France, et la situation des sociétés musulmanes – autrement complexes – où l’activisme fondamentaliste était à l’œuvre, était tel que la pente des sociétés d’accueil l’emporterait, sans coup férir, en imposant par adaptation naturelle une modernisation, et plus précisément une laïcisation de la conscience islamique dont on pouvait même espérer qu’elle agirait en retour sur les sociétés musulmanes de départ.

Je me trompais. L’expérience l’a montré. Il ne fallait pas parler de la religion – ou des religions – en général, comme je le faisais, mais de religions bien particulières avec leur histoire propre.

L’islam n’est pas entré dans la démocratie mais, nuance capitale, il est engagé dans le processus qui mène vers la démocratie. Il est travaillé par ce processus. Il en est au stade de l’écartèlement entre le refus et le consentement, comme les chrétiens ont pu l’être en leur temps, comme les catholiques français l’étaient typiquement en 1905. Et la situation minoritaire de l’islam en Europe et en France, loin de favoriser, comme je le croyais, la convergence avec la pente de la société d’accueil, avive au contraire l’écartèlement dans le contexte actuel.

Voilà ce qui fait la difficulté de notre situation. Nous sommes pris à contrepied par une évolution interne du monde musulman, représenté sur notre sol par des millions de nouveaux venus, qui va au rebours du mouvement endogène des sociétés chrétiennes d’Europe occidentale. Ma méprise l’illustre exemplairement. Chez nous, dans le monde européen, la sortie de la religion s’accélère ou s’amplifie en produisant un apaisement des rapports avec le religieux, tandis que, à la faveur du processus de mondialisation qui accentue le phénomène, la projection de cette sortie de la religion dans les sociétés musulmanes provoque en retour des réactivations religieuses de divers ordres (plusieurs configurations sont à considérer) qui vont contre cette pacification. On pourrait résumer le tableau en parlant du heurt de pacifistes portés à l’irénisme et de guerriers intransigeants qui évoluent dans des registres intellectuels et affectifs aussi éloignés que possible.

Cet effet de contrepied est aggravé, en ce qui nous concerne, par l’exotisme de l’interlocuteur. Nous connaissons mal l’islam, nous sommes juste en train de le découvrir. Et il y a lieu d’être impressionné par l’effort considérable de connaissance que nos sociétés sont en train de produire, en Europe en particulier. L’islam pose des problèmes totalement différents de ceux qui nous étaient familiers avec le catholicisme ou les protestantismes. La laïcité, telle que nous la connaissons, chacun le sait, s’est construite en fonction de l’affrontement entre l’Eglise catholique et la République. Il n’y a pas à s’étonner, dès lors, qu’elle soit à la peine avec une religion aussi différente que la religion musulmane. La laïcité est à redéfinir en fonction des spécificités de la religion à laquelle elle est confrontée dans le cas précis et qui lui résiste : l’islam.

L’un des pièges qui rendent la tâche extrêmement délicate, en particulier du côté des juristes, c’est que nous présupposons à tout moment un concept de religion, construit autour de la spécificité chrétienne, que nous tenons à tort pour universel, comme si toutes les religions étaient les mêmes, au même point d’évolution et posaient les mêmes problèmes.

Si nous voulons des outils intellectuels et juridiques en prise avec le réel, il nous faut sortir de cet ethnocentrisme naïf.

Deux questions s’ensuivent :

  1. Qu’est-ce que la laïcité telle que nous sommes obligés de la redéfinir de manière plus générale si nous voulons une philosophie directrice plus efficace ?
  2. Qu’est-ce qui fait plus particulièrement problème avec l’islam ?

Vous me pardonnerez, sur ces vastes questions, d’être expéditif dans mes réponses dans le temps qui m’est imparti. Mais j’espère au moins indiquer la ligne dans laquelle il me semble possible d’y répondre.

Qu’est-ce que la laïcité ?

Si je devais risquer une définition, je dirais en première approche que la laïcité est la traduction sous forme de principes politiques – et non pas seulement juridiques – de l’autonomie démocratique dans la rigueur du concept. Les règles de l’existence collective, à tous les niveaux et dans tous les domaines, ne relèvent que de la délibération et de la décision des citoyens conduites sur la base de la seule raison. En termes philosophiques, cela signifie l’immanence totale du droit et des normes collectives. Tel était bien l’enjeu non explicité, en dehors de quelques rares francs-tireurs, de la loi de 1905, de la séparation des églises et de l’État. Il vaudrait mieux dire, même si le terme est barbare, la « désofficialisation » des églises.

Nous manquons d’une histoire intellectuelle de la séparation de l’Eglise et de l’État. Nous avons une excellente histoire politique, institutionnelle, juridique mais pas d’histoire de la manière dont elle a été pensée. Or cette réflexion est très éclairante pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui. On ne se demande pas assez, en effet, pourquoi l’Église catholique de l’époque tenait tellement à sa position officielle jusque dans cet infâme régime de mécréants qu’était à ses yeux la République. En bonne logique, le mouvement spontané des hommes d’église eût dû être de fuir la fréquentation de ces personnages répugnants. Mais tant que l’État accordait une place officielle à l’Église dans l’édifice des pouvoirs, il était tacitement reconnu même par les mécréants – à leur insu – qu’il existait un pouvoir spirituel ayant vocation à donner ses fins au pouvoir temporel (même si le pouvoir spirituel n’avait pas l’administration directe du temporel). C’est en cela que consistait ultimement le principe d’autorité revendiqué par les catholiques. Le Pape l’a, du reste, fort bien exprimé à l’époque dans un texte d’une parfaite clarté (2).

Ce n’est évidemment pas par hasard que cette déliaison a trouvé son lieu dans la République française au terme d’une gestation particulièrement difficile et heurtée.

Cela dit, l’opération de déliaison des églises et de l’État une fois faite, le principe constitutif de l’autonomie démocratique est la liberté des consciences individuelles. Par conséquent, la laïcité comporte comme corrélats la protection de la liberté de conscience et la liberté pour l’individu d’exercer son culte à l’intérieur des limites où ses convictions religieuses ne prétendent pas faire règle collective ni aller contre l’ensemble des principes de l’autonomie démocratique. La liberté, y compris pour les ennemis de la liberté !… mais dans les limites où les ennemis de la liberté se contentent de professer leur hostilité philosophique et théologique à la liberté sans prétendre l’imposer à leurs concitoyens autrement que par la persuasion rationnelle.

Nous ne manquons pas, dans l’histoire de la philosophie, d’efforts qui remontent fort loin pour nous expliquer que la raison conduit à poser le principe que, s’agissant d’un certain nombre de questions, il vaut mieux renoncer à la raison. Pour les laïques, aucun problème dans cette démarche, la persuasion rationnelle fournit le garde-fou qui ultimement – c’est le pari proprement laïque – oblige à conclure à la liberté.

C’est ce suspens, longtemps chargé de polémique, que l’histoire a tranché. Car s’il est de bon ton de louer aujourd’hui le souci libéral de pacification dans lequel la loi de 1905 a été adoptée, il faut rappeler le climat de tension et de violence dans lequel tout cela s’est passé. La paix s’est frayée un chemin, mais à partir d’une situation hautement conflictuelle.

Le conflit a été tranché à la fois sur le plan philosophique et théologique, par la transformation de la conscience religieuse, grand événement du XXème siècle dans l’histoire européenne, et sur le plan de l’organisation collective par une autre vision de la manière dont fonctionnent nos sociétés :

En deux mots, théologiquement, le christianisme occidental est entré dans la démocratie en renonçant à définir une politique de Dieu. On pourrait assez précisément dater la chose de 1944-1945 quand le Pape, peu suspect d’amour pour la démocratie, admet que c’est finalement le meilleur régime et qu’il va falloir s’y résoudre. Il n’y a pas de politique de Dieu, la foi est d’un autre ordre que la définition de l’ordre politique des communautés humaines. La foi religieuse peut inspirer des options politiques dans le cadre démocratique, elle ne peut pas déterminer un régime politique qui serait hypothétiquement conforme à la révélation chrétienne. Les conséquences de cette révision sont encore loin d’avoir été complètement tirées sur le plan théologique, mais c’est un autre débat.

Sur le plan organisationnel, les religions et les églises, en Europe, sont passées par un mouvement irrésistible du côté de la société civile, au même titre que les partis politiques, les syndicats, les associations, les clubs de pensée divers et variés. Le mouvement législatif qui s’opère en ce sens jusque dans les sociétés européennes qui avaient des églises établies montre que dans la conscience commune, y compris les consciences croyantes, la place des églises, des organisations religieuses, n’est plus du côté de l’État ou de la puissance publique. Elle est du côté de la société.

Il faudrait avoir le temps, maintenant, de détailler le retournement paradoxal, souvent très mal compris, qui résulte de cette « désofficialisation », en même temps que de cette privatisation des églises. Elle a eu pour effet de redonner aux églises – et à la parole religieuse en général – un rôle public, une vocation spécifique à se faire entendre dans l’espace public au sujet des affaires collectives. La parole religieuse n’est qu’une parole parmi d’autres, mais une parole d’une force particulière, une force d’autant plus grande qu’en regard se révèle ce qui fait le principal point de faiblesse de la laïcité ainsi comprise et triomphante : La laïcité était belle tout le temps qu’elle était militante. Une fois qu’elle a gagné face à l’adversaire historique en regard duquel elle s’était forgée, la liberté une fois conquise, le problème des fins à poursuivre par la vie publique devient béant. C’est en fonction de cette faille que la parole religieuse retrouve un écho privilégié, parce que, elle, au moins, propose des réponses à la question, qu’on les apprécie ou non, alors que nos forces politiques habituelles n’ont pas grand-chose à dire. Je ne dis pas que la République est par essence incapable d’avoir réponse à ces questions mais le fait est que pour le moment elle n’en a pas, pour des raisons qu’il importerait de soigneusement déterminer.

Inutile de disposer d’une grande science historique pour comprendre et mesurer à quel point l’islam est étranger à cette histoire. Il arrive dans ce paysage comme un chien dans un jeu de quilles, après en avoir été simplement absent. Provenant d’une autre histoire, il n’entre pas dans notre cadre et ne relève pas de la même grille d’analyse.

Il ne revendique pas de position officielle, à la différence considérable du catholicisme (ce qui d’une certaine manière facilitait considérablement la tâche des ministres de l’Intérieur qui avaient à qui parler). Je parle ici de l’islam sunnite qui nous concerne directement (le cas chiite pose de tout autre problème mais il faut constater qu’il ne nous concerne guère). Pour le moment, en tout cas, pas d’église, pas de clergé, pas d’institution habilitée à parler au nom des fidèles considérés dans leur ensemble mais une multitude de micro-autorités plus sociales que théologiques ou politiques.

En revanche, l’islam nous pose des problèmes d’un autre ordre, auxquels nous n’étions pas préparés. Il pose question sur le plan des « mœurs » (pour réactiver un vieux mot largement tombé en désuétude, mais pas remplacé). Des mœurs, là intervient le problème de la laïcité, qui se revendiquent d’une loi religieuse posée comme constitutivement supérieure à la loi humaine.

Nous retrouvons d’une certaine manière le principe d’autorité que défendait l’Église catholique mais sur un tout autre terrain. Sur ce terrain des mœurs, le catholicisme n’avait pas représenté un obstacle déterminant. Il véhiculait sociologiquement un conformisme conservateur qui en faisait une force de retardement sur le plan de l’émancipation des individus (opposition au divorce, plus récemment à l’avortement et, en dernier lieu, au mariage homosexuel). Mais, globalement, le catholicisme et les confessions chrétiennes faisaient partie de la société européenne et en accompagnaient le mouvement général, fût-ce en renâclant.

Autre chose est une vision de l’organisation de la société sur la base de mœurs dont la pierre angulaire est la hiérarchie des sexes et qui prétend s’appuyer sur une source de légitimité supérieure. L’islam, pourrait-on dire, ne se définit pas civilisationnellement par en haut mais par en bas, au niveau microsocial. Il s’ancre dans les liens du sang, les systèmes familiaux, le statut des personnes et les obligations attachées à ce statut.

Face à cette nouveauté, nous avons le choix entre deux attitudes :
Le bricolage législatif et réglementaire, pour adapter au jour le jour les nouveaux venus aux cadres en place. Je ne songe nullement à sous-estimer la nécessité de cette démarche qui s’impose de toutes les façons mais je ne pense pas qu’elle suffise. Mieux, je crois qu’elle ne conduit, dans la durée, qu’à envenimer les contentieux qu’elle s’efforce de désamorcer. C’est ce qui est en train de se passer au Canada avec les fameux « accommodements raisonnables » qui n’ont de raisonnables que le nom…
– Deuxième attitude : une démarche globale, partant d’une caractérisation de la situation qui est celle de l’islam en général, puis en Europe, puis en France.

Ce sont les premiers éléments d’une telle réflexion que je vais vous livrer rapidement. Cette démarche me semble indispensable car nous devons être armés face à un défi qui pourrait déstabiliser nos démocraties dans le jeu des actions et réactions que nous voyons d’ores et déjà s’amorcer. Cette réflexion doit se déployer au moins sur trois plans :

1° Une analyse de la situation historique de l’islam et de la signification des fondamentalismes divers qui le travaillent. De leur juste appréciation dépend la pertinence de la stratégie à long terme que nous avons à mener.
Pour le dire en deux mots, l’islam est déchiré entre attraction et répulsion vis-à-vis de la modernité. C’est un vaste sujet et je me contenterai de cette proposition générale. La conclusion à en tirer est claire : Nous devons savoir peser dans le sens de ce qui peut faire basculer le monde musulman du bon côté. Il faut bien dire qu’en la matière, jusqu’à présent, faute d’une analyse solide, nos attitudes politiques et nos gouvernants n’ont pas beaucoup contribué à cette démarche.
Je pense en particulier, puisque c’est le point brûlant qui enflamme le débat public, que s’impose une mise à plat des raisons pour lesquelles les fondamentalismes religieux (y compris dans leurs formes « soft ») se concentrent sur la question du féminin, du corps de la femme et de ce qui est en jeu dans la différence sexuelle. C’est un angle sur lequel l’évolution de notre culture ne nous a pas amenés à beaucoup nous interroger. Quelle peut être la signification politique de la différence des sexes ? A priori, cette question ne nous paraît pas engager autre chose qu’un problème de droit des personnes. Mais il y va de tout autre chose qu’il nous faut apprendre à expliciter pour trouver une réponse appropriée. Une réponse susceptible de recueillir un large assentiment, y compris des musulmans chez lesquels existe toute une réflexion sur ce sujet qui les met devant un défi auquel ils n’avaient pas plus pensé que nous. C’est le heurt des deux mondes qui fait surgir la question.

2° Il y a une dimension politique directe dans la question qui engage toute l’action diplomatique française et européenne.
Depuis le départ, un des problèmes sur lesquels butent les pouvoirs publics est l’intervention des nations musulmanes d’origine des populations immigrées. Elles prétendent exercer un contrôle sur elles, y compris religieux. C’est bien connu dans les cas du Maroc, de l’Algérie, de la Turquie mais quelques autres protagonistes sont aussi à l’œuvre. Le problème est maintenant beaucoup plus large et beaucoup plus déconcertant. Nous Occidentaux étions habitués depuis le début de la modernité à intervenir chez les autres. Mais nous n’étions pas habitués à ce que les autres interviennent chez nous. C’est pourtant désormais le cas. Nous sommes l’objet de politiques conduites depuis le Moyen-Orient, puis l’Asie. En 1998, dans le livre que j’évoquais tout à l’heure (« La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité »), j’avais totalement sous-estimé le dessein prosélyte de certains États, du Moyen-Orient principalement, mais aussi l’action prosélyte de cette puissance de l’ombre sur laquelle nous savons finalement fort peu : l’association des Frères musulmans. Sans parler des organisations terroristes agissant par différents canaux (notamment sur Internet). Il y a une bataille en cours, nous ne pouvons pas nous voiler la face à ce sujet.
Comment mettre tous les outils de notre côté pour la gagner ?

3° Il y a enfin à considérer les termes sociologiques de la question.
Après ce qu’a dit Didier Leschi, je pourrai me permettre d’être bref. Le tableau qu’il a dressé est éloquent mais il faut probablement aller au-delà de ces données pour s’interroger sur le changement de nature des phénomènes migratoires.
Pour durcir le trait, je dirai que nous sommes passés, ou en train de passer (on peut en débattre), d’un type d’immigration à un autre :
Nous connaissions une immigration de type « civilisationnel » où l’adhésion aux principes de la société d’accueil allait de soi. La construction des États-Unis par des vagues de migrants en est l’exemple parfait : on émigrait vers les États-Unis pour rejoindre un cadre politique et social bien défini, dans l’adhésion aux valeurs constitutives de ce « nouveau monde ». On allait vers la liberté contre l’oppression, vers la réalisation personnelle contre un cadre collectif étouffant.
Nous avons basculé vers une immigration que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai « économique », concentrée sur le mieux-être matériel, mais visant pour le reste une installation en continuité avec la société de départ, dont elle cherche à conserver dans la mesure du possible les principes et les mœurs. Malika Sorel-Sutter a écrit des pages très éclairantes sur le sujet.
C’est un défi qu’il faut, là aussi, savoir regarder en face.

Cette évolution se répercute dans les données pratiques qu’évoquait Didier Leschi. Nous sommes confrontés à des enclaves communautaristes de fait, propices au rayonnement du salafisme ou même simplement au contrôle exercé sur la vie sociale par un islam coutumier, en lui-même parfaitement inoffensif et pacifique, mais pesant et réfractaire à la modernisation.

Que faire face à cette dynamique à laquelle la loi du nombre donne une dimension sans cesse plus consistante ?

Il ne faut pas oublier la contribution à la question de nos propres sociétés et de l’évolution de nos démocraties. Elle prend en particulier la forme de l’encouragement aux revendications identitaires. Ce n’est pas l’islam qui les a créées, c’est bien de chez nous qu’elles sortent et c’est chez nous qu’elles trouvent un écho, une amplification, qui leur donne cette force presque irrésistible qu’elles prennent dans nos sociétés.
Comment traiter avec justesse ces revendications identitaires de toute nature – et celle-là tout spécialement ? C’est une question à laquelle jusqu’à présent nos sociétés politiques n’ont pas su répondre. Or le contexte international et national ne nous laisse pas le choix. Ou nous mettrons ces questions sur la table pour les affronter comme elles sont, ou bien ces questions disposeront de notre sort à notre place. C’est le nouveau défi de la République qui n’a rien à envier à celui de nos devanciers. Il me paraîtrait même d’une taille nettement supérieure.

Un dernier mot pour conclure, puisqu’il est question de « continuer la France » dans cette discussion.

Il est vrai que cette laïcité explicitement revendiquée comme telle – alors qu’elle est le plus souvent pratiquée sans être théorisée chez nos voisins – est une singularité française, pas toujours bien comprise de nos voisins et même carrément incomprise par nos amis américains, qui ne cessent de nous faire la leçon à ce sujet.
S’ensuit-il que nous avons tort de ne pas faire les choses comme les autres, comme le plaident aujourd’hui d’innombrables bons apôtres ? Nous serions condamnés puisque nous nous écartons de la règle générale, à laquelle nous devrions nous rendre.
Je crois au contraire que c’est à nous de défendre et illustrer cette particularité en raison, Elle a en effet d’excellents arguments pour elle, contre lesquels l’usage courant ne prouve rien et qu’il nous revient aujourd’hui d’expliciter. A la République de savoir définir cette laïcité qui lui fournit son socle.


1) La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Marcel Gauchet (coll. Le Débat Gallimard, 1998)
2) Vehementer nos, lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape Pie X au peuple français (11 février 1906)