« Pour rester vivante, la religion doit être bousculée »
Elle est mère de famille, philosophe et rabbin ! Elle défend une lecture ouverte, actuelle et féministe de tous les textes sacrés. Rencontre avec une religieuse détonnante et irrésistible.
LA FRANCE NE COMPTE QUE DEUX FEMMES RABBINS
Elle a 38 ans, des yeux de chat, un jean noir et des boots. Delphine Horvilleur est rabbin à Paris, figure de proue du judaïsme libéral en France, qui regroupe plusieurs milliers de fidèles. Contrairement à de nombreux autres pays, la France ne compte que deux femmes rabbins, qui ne sont pas reconnues par les représentants officiels des juifs orthodoxes. Ex-journaliste, mère de famille, rabbin philosophe et féministe, Delphine Horvilleur invente chaque jour un chemin unique, le sien. A la veille de Noël, dialogue avec une femme refusant tout dogme.
« NOUS SOMMES DANS UNE PÉRIODE D’OBSCURITÉ, L’ACTUALITÉ NOUS EN DONNE DES PREUVES CHAQUE JOUR »
ELLE. Les fêtes de fin d’année ne se réduisent-elles pas à une immense foire commerciale ?Delphine Horvilleur. Oui, il est difficile de percevoir le sacré caché derrière le consumérisme. Ce qui est sacré dans ces fêtes est commun à toutes les religions, ce sont les notions de convivialité et de partage, mais aussi de prise de conscience des zones d’obscurité et de lumière dans notre vie. Nous sommes dans une période d’obscurité, l’actualité nous en donne des preuves chaque jour, et c’est le moment de se demander ce qui apporte de la lumière dans notre vie.
ELLE. Le sacré peut-il être séparé de la religion ?Delphine Horvilleur. Il est potentiellement partout où l’on place quelque chose à part dans notre existence pour lui offrir un statut privilégié. Chez certains, la nourriture, la nature, le sexe peuvent remplir ce rôle et même devenir l’objet d’un culte. Mais, à mon sens, le sacré véritable exige de ne jamais entretenir un rapport idolâtre au monde. L’idolâtrie, c’est croire que le divin peut s’incarner dans une chose spécifique et devenir limité, nommable, palpable. Ce n’est pas évident de lutter contre cela dans notre société qui développe beaucoup d’idolâtries et invente des icônes un peu partout.
ELLE. N’est-ce pas la conséquence d’une quête de spiritualité tous azimuts ?Delphine Horvilleur. Oui, mais le paradoxe c’est que certains vont chercher cette spiritualité dans une religion très figée, non négociable, avec un rapport fondamentaliste aux textes, et d’autres de manière totalement déconnectée des institutions officielles et des rites traditionnels. Je pense qu’il existe une voie du milieu, un sens à trouver à travers nos traditions et nos rites qui résonne pour notre génération. A condition de ne pas rester figé dans une interprétation ancienne des textes, de les revisiter, de les lire autrement. Sans pour autant créer des religions à la carte, dans lesquelles on picorerait des petites graines de spiritualité.
« JE NE CROIS PAS AU VIEUX MONSIEUR BARBU ASSIS SUR UN NUAGE, QUI SAURAIT TOUT DE LA VIE SUR TERRE… »
ELLE. Une spiritualité laïque est-elle possible ?Delphine Horvilleur.Bien sûr, je conçois très bien qu’on vive une vie spirituelle athée, hors des religions établies et de leurs codes… tant que l’on reste capable de douter. L’un des grands malentendus sur la religion, c’est de penser que s’inscrire dans une tradition particulière revient à cesser de douter. C’est une vraie erreur. Au cœur de l’engagement religieux, il y a non seulement le doute et l’incertitude mais aussi la volonté de naviguer dans ce doute.
ELLE. Le doute jusqu’où ?Delphine Horvilleur. Découvrant que je suis rabbin, beaucoup de gens me demandent : « Mais alors, vous croyez en Dieu ? », comme si c’était une aberration. Je réponds souvent : « Le Dieu auquel vous ne croyez pas, je n’y crois pas non plus ! » Non, je ne crois pas au vieux monsieur barbu assis sur un nuage, qui saurait tout de la vie sur Terre… La religion est une quête, pas une réponse figée à cette quête.
ELLE. Les trois monothéismes ne sont-ils pas responsables de la désaffection qu’ils subissent ?Delphine Horvilleur. Les religions peut-être pas, mais leurs leaders et leurs interprètes, certainement ! Ils n’ont pas toujours été capables de laisser les textes être relus différemment, alors qu’il est nécessaire de les questionner sans relâche, à la lumière des valeurs de la société d’aujourd’hui. Les rites et les textes doivent être revisités par chaque génération, sinon ils sont morts. Les leaders religieux traditionnels qui ne s’autorisent pas cet exercice, voire qui le condamnent, transforment la religion en une sorte de musée : tout est posé derrière une vitre poussiéreuse. Pour être vivante, toute pensée religieuse doit être revisitée et bousculée.
ELLE. Mais des textes qui disent le bien et le mal, qui dictent des comportements sans permettre à chacun d’en faire l’expérience directe, des textes réduits à un mode d’emploi de la vie court-circuitent l’intelligence…Delphine Horvilleur. Considérés ainsi, ils seraient, en effet, une réduction très pauvre de l’expérience humaine. Le danger de la démarche religieuse est de vouloir trop souvent réduire la vie aux textes. Or, la vie ne se réduit pas à un texte, quelle qu’en soit la beauté.
« DÈS QUE L’ON COMMENCE UNE PHRASE QUI NE TOLÈRE AUCUN QUESTIONNEMENT, ON EST DANS LE DISCOURS FONDAMENTALISTE »
ELLE. Bien souvent, les leaders religieux interviennent dans les débats de société de manière décalée par rapport à celle-ci…Delphine Horvilleur. En France, depuis Napoléon, chaque religion n’a qu’un seul représentant légal. Lorsqu’on laisse un système de pensée s’exprimer avec une voix unique, on l’appauvrit considérablement. Comme si la religion n’avait qu’une seule chose à dire, et de préférence conservatrice ! Or, la lecture des textes est par essence plurielle. Le Talmud est construit comme un dialogue – et même un désaccord – permanent entre des sages d’époques différentes qui débattent sans être d’accord entre eux. Et sans chercher à l’être. La dissonance est élevée en valeur.
ELLE. Pourtant, tous les discours des extrémistes religieux s’appuient sur les textes…Delphine Horvilleur. Quand on énonce une vérité divine au nom de la Bible, du Coran ou du Talmud, on affirme que ces textes peuvent dire autre chose. C’est une usurpation, et bien souvent un mensonge par omission. Toutes ces traditions sont composées de voix plurielles, c’est leur force. On peut dire que tel verset de la Torah, telle sourate du Coran à telle époque ont été le plus souvent interprétés de telle façon. Mais on ne peut jamais affirmer : « De tout temps, la Torah, la Bible ou le Coran dit que… », cela n’a pas de sens. La Torah, lue par qui ? Interprétée par qui ? A quelle époque ? Avec quelle influence ? Dans quel contexte historique ? Dès que l’on commence une phrase qui ne tolère aucun questionnement, on est dans le discours fondamentaliste.
« IL EST GRAND TEMPS DE REVISITER LES CONCEPTS DU MASCULIN ET DU FÉMININ DANS LES TRADITIONS RELIGIEUSES »
ELLE. La misogynie est l’un des grands archaïsmes des religions. Comment le vivez-vous ?Delphine Horvilleur. Difficile de dire que la religion est misogyne dans l’absolu. Là encore, il nous faut penser le contexte historique dans lequel elle est vécue. La question n’est pas de savoir si les voix religieuses au VIIIe ou au XIIe siècle se souciaient suffisamment des femmes, mais si elles s’en soucient aujourd’hui. A la lumière de la société dans laquelle nous vivons en 2012, on peut dire que la religion n’est pas aussi misogyne que les hommes qui parlent en son nom.
ELLE. La religion est l’un des instruments puissants de la domination masculine. Cela peut-il vraiment changer ?Delphine Horvilleur. J’espère bien ! Il est grand temps de revisiter les concepts du masculin et du féminin dans les traditions religieuses. On est en pleine révolution. De plus en plus de femmes veulent étudier les textes et n’acceptent plus de se tenir dans la périphérie dans laquelle elles étaient maintenues. C’est une grande chance pour la pensée religieuse qui va pouvoir s’ouvrir autrement.
« LES CRITIQUES LES PLUS VIRULENTES VIENNENT SOUVENT DES FEMMES »
ELLE. Comment êtes-vous perçue par les représentants des autres religions ?Delphine Horvilleur. Je suis très bien acceptée parce qu’il est beaucoup plus facile d’accepter le renouveau, le changement ou la réforme chez les autres que chez soi. Au sein du judaïsme, il y a encore des résistances importantes de la part du leadership orthodoxe. C’est troublant car, bien souvent, c’est une résistance sémantique : ils veulent bien dialoguer avec moi, mais ils ont un problème à m’appeler « rabbin », titre exclusivement masculin à leurs yeux.
ELLE. Faudrait-il dire « rabbine » ?Delphine Horvilleur. Non, en général, c’est le nom de la femme du rabbin.
ELLE. Et les femmes ?Delphine Horvilleur. Les critiques les plus virulentes viennent souvent d’elles. Pour celles qui sont prises dans un système très traditionnel, mon existence peut être une remise en question très brutale de leurs choix de vie. Voir une femme accéder à des prérogatives dont elles ont décidé de s’extraire peut être violent. Lorsqu’on a accepté ou bien même lorsqu’on revendique d’être confinée dans le monde domestique, voir quelqu’un qui explique et incarne l’idée que l’on peut concilier un engagement familial avec un rôle social et politique est difficilement digeste ! Quand on est une victime consentante, ce n’est pas simple de mettre en jeu tout un système. Je ne leur jette pas la pierre, je sais à quel point c’est douloureux.
ELLE. Tout repère stable est-il fait pour être questionné ?Delphine Horvilleur. Bien sûr ! C’est l’un des messages les plus mal compris de nos traditions. Les trois monothéismes ont choisi Abraham comme père fondateur, comme image paternelle. Or, la particularité d’Abraham, c’est qu’il a rejeté le monde de son père. C’est un iconoclaste, il a détruit les idoles de la génération précédente. On n’explore pas assez cette dimension dans notre éducation religieuse, mais notre modèle est celui d’un homme qui a remis en question ses origines. Etre fidèle à Abraham, ce n’est pas pratiquer la religion comme il l’a fait, mais questionner comme lui, c’est-à-dire être capable de déboulonner parfois les idoles de nos pères.
« CE DISCOURS, QUI A TRANSFORMÉ LE CORPS FÉMININ EN UNE ZONE ÉROGÈNE, EST OBSCÈNE »
ELLE. Pourquoi préparez-vous un livre autour de la question du corps des femmes et de la nudité dans les textes religieux ?Delphine Horvilleur. Parce que les fondamentalistes de toutes les religions se sont appropriés cette notion ancestrale de pudeur, qu’ils l’ont instrumentalisée afin de bannir les femmes de l’espace public. Il faudrait cacher leur corps, leur visage, leurs cheveux, comme on couvre des parties génitales. Ce discours, qui a transformé le corps féminin en une zone érogène, est obscène. Il réduit la femme au désir qu’elle suscite.
ELLE. Dans le même temps, vous défendez la pudeur…Delphine Horvilleur. Oui, c’est très important. Elle est trop souvent mise à mal dans nos sociétés médiatiques qui élèvent l’impudeur en valeur, comme s’il était coupable de cacher quoi que ce soit. Il faudrait être en permanence dans la transparence, dans le tout-visible. Je crois à la nécessité de maintenir un voile de pudeur entre soi et les autres. Ce voile subtil et volontaire, qui ne peut en aucune manière être réduit au vestimentaire, est la condition de la rencontre, du désir et de la non-appropriation de l’autre.
ELLE. La période desvœux approche. Quels sont les vôtres ?
Delphine Horvilleur. Il y a dans le Talmud un très fort goût de la vie, l’idée qu’il faut se méfier de tout ce qui est mortifère et morbide dans notre existence. Dans la Bible, Dieu dit : « J’ai placé devant toi la vie et la mort, et tu choisiras la vie. » Cette phrase n’a rien d’évident. Choisir la vie est incroyablement difficile ! La vie est une remise en question permanente, un doute, un questionnement éreintant, douloureux, inconfortable. En biologie, on sait qu’un corps ne reste vivant que parce qu’il trouve l’équilibre entre ce qui perdure et ce qui change. La vie tient entre la stabilité et le mouvement, entre « le cristal et la fumée », comme le résume joliment le biologiste et philosophe Henri Atlan. Si on est uniquement dans la stabilité, on est mort. J’aimerais que la pensée religieuse soit à l’image de la vie : une pensée inscrite dans une tradition, avec une pratique et des rites, mais une pensée mobile, dérangeante, ouverte et en mouvement permanent.
Par Dorothée Werner